10 janvier 2019
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Le Journal de Nicolas Houle
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Entrevue
Écrit par : Nicolas Houle
Prêter l’oreille au Lemon Bucket Orkestra (LBO), c’est prendre un aller simple pour l’Europe de l’Est. Depuis sa formation, en 2010, le collectif canadien s’est approprié de façon aussi énergique qu’engagée la musique de l’Ukraine, de la Roumanie ou des Balkans, installant la fête partout où il se produit, que ce soit dans les rues, les clubs ou, encore, les salles de concert comme le Palais Montcalm, où les 12 musiciens s’arrêteront le 1er février.
Le violoniste et chanteur Mark Marczyk est l’un des membres fondateurs du groupe. Il incarne sans nul doute à quel point la passion du LBO pour la culture de l’Europe de l’Est est sincère. Après un long séjour à Kiev durant sa jeune vingtaine, où il s’est familiarisé avec la langue au point de la parler couramment, il revenait à Toronto et co-fondait le LBO. Dès 2012, il faisait une tournée avec ses comparses en Roumanie tout en apprenant son art auprès des artistes du coin. Deux ans plus tard, il rencontrait sa femme, Marichka Marczyk, future membre du LBO, sur la ligne de front, en Ukraine, lors de manifestions où la population réclamait la tête du président Viktor Ianoukovytch. Festif, le Lemon Bucket? Certainement. Mais sérieux, aussi, et fortement politisé, comme on peut le constater au fil de cet entretien avec Mark Marczyk.
N.H. : Vous disiez dans le documentaire Let’s Make Lemonade, tourné en 2012, que vous ne joueriez pas avec qui que ce soit à moins que le plaisir ne soit présent. C’est toujours votre devise, six ans plus tard?
M.M. : Oui, absolument. On veut vraiment être certain que l’on continue d’apprécier ce que l’on fait. Quiconque a assisté à l’un de nos concerts sait que ce n’est pas uniquement une question de musique pour nous. Vous savez, bien des artistes sont fiers de dire « la musique est la chose la plus importante pour nous, c’est ce que nous présentons et nous voulons être pris au sérieux », mais pour nous, c’est un truc beaucoup plus vaste, qui est culturel : quelle culture voulons-nous présenter? De quelle culture voulons-nous faire partie? Quel public voulons-nous avoir? Quels membres voulons-nous avoir? Pour nous, la musique n’est pas tant une profession qu’un mode de vie…
N.H. : Une troupe imposante comme la vôtre, c’est forcément beaucoup d’organisation, de planification. Avez-vous trouvé une manière de faire fonctionner cette machine en douceur?
M.M. : Non! Ça ne tourne pas en douceur. Une chose qui se produit de manière naturelle avec nous, c’est qu’il y a des membres qui changent, qui vont ailleurs. Au départ, on avait du mal à accepter ça. On voulait vraiment garder tout le monde, on voulait que ce soit ces membres qui forment le groupe et c’était important que ça ne change pas, mais avec le temps on a réalisé que tout le monde doit faire ce qu’il a à faire dans la vie et que parfois c’est le bon moment pour être ensemble et que parfois c’est le moment de faire cavalier seul. […] Ce qui est intéressant à propos de ça, c’est que de nouveaux membres font leur apparition en cours de route…
N.H. : Quand le public n’est pas au courant des racines canadiennes du groupe, il pourrait croire que vous êtes d’Europe de l’Est. Vous êtes, personnellement, de descendance ukrainienne, mais comment la langue et l’esprit, propres à l’Europe de l’Est, sont venus habiter cette formation?
M.M. : Une portion de ça vient du souhait de ne pas uniquement plonger dans la musique, mais de créer et d’exprimer une culture entière. C’est quelque chose d’intangible, mais que nous ressentons et que je ressens dans d’autres projets musicaux. […] L’un des éléments pour nous a été de comprendre que nous ne sommes pas une formation de cuivres roumains ou un groupe polyphonique ukrainien. Ce que nous sommes est un groupe de Canadiens qui sont excités et inspirés par la culture de l’Europe de l’Est, alors dans les débuts du groupe, ce que nous avons fait a été de voyager le plus que nous le pouvions. On s’était dit que si nous devions continuer à faire ça, on devait voir, comprendre et ressentir [cette culture]. […] On vit à une époque où l’on peut faire partie d’une tradition qui est plus vaste que seulement ce qui est dans notre entourage immédiat. […] Quand les gens écoutent ça et disent qu’ils ne peuvent pas croire que c’est canadien, je crois que c’est à cause de cet esprit ouvert, cette ouverture qui permet d’accueillir la culture d’un autre endroit. Et pour moi, ironiquement, c’est l’élément qui est le plus canadien.
N.H. : En 2012, le vol à bord duquel vous deviez quitter Toronto pour vous rendre en Roumanie a été retardé et, plutôt que d’attendre les bras croisés, vous avez donné un concert improvisé à bord, qui a été filmé. La vidéo est devenue virale et a fait parler de vous davantage que n’importe quelle pub… Parlez-moi un peu ça…
M.M. : Un ami d’un ami qui dirigeait un festival de culture roumaine, en Roumanie, avait entendu ce qu’on faisait et avait dit « ce serait vraiment bien si une portion du groupe pouvait venir ». […] On n’avait pas les moyens d’amener tout le monde, alors on est allé jouer dans les rues. C’est comme si on s’était dit « laissons les gens de Toronto décider si on va en Roumanie ou non ». Tous les jours on est allé jouer dans les rues, comme un boulot habituel et on a amassé 20 000$ pour payer notre vol et notre hébergement. Lorsque l’organisateur a vu qu’on venait tous, il a dit « il y a 12 personnes du Canada qui vont jouer notre musique pour nous, je vais leur préparer une belle tournée », alors il nous a organisé 17 spectacles en 14 jours et on a vu tout le pays! En sachant ça, tout le monde était vraiment excité. […] Mais le vol a donc été retardé. Il n’y avait rien d’autre à faire que de jouer et, heureusement pour nous, tout le monde à bord était dans cet état d’esprit. Quelqu’un a tourné le clip et c’est devenu viral. On est arrivé en Roumanie et c’était fou : on voyait que Fox News, CNN, CBC, tout le monde faisait tourner ça. On n’avait pas encore donné un concert et il y avait ce buzz énorme!
N.H. : Vous avez maintenant une jeune famille. C’est un défi de plus quand vous partez en tournée?
M.M. : Il y a une foule de défis dans la vie. Ce qui est amusant, c’est que les gens me demandent ça souvent, mais je crois que même si nous n’avions pas d’enfant, il y aurait des embûches sur la route. Ce serait d’autres types de défis. C’est simplement un changement dans la façon dont nous vivons ça. Le nom de ma fille est Maya, elle a près d’un an et elle a voyagé avec nous partout. Elle est venue en Nouvelle-Zélande et dans une tournée aux États-Unis et elle est venue à Londres, en Angleterre, en Ukraine. Donc elle est a toujours été là et c’est intéressant de voir le groupe se transformer et évoluer avec cette arrivée, car ça génère un autre type d’appuis. Quand vous avez un jeune enfant, il faut que tout soit un peu mieux organisé.
N.H. : Il y a une dimension politique au groupe. Vous avez déjà joué lorsque le conflit en Ukraine était en train de tourner au plus mal. Cette dimension politique est devenue très importante, non?
M.M. : À nos débuts, la dimension politique était vraiment orientée vers le multiculturalisme et la culture traditionnelle dans le contexte urbain – c’était l’élément le plus important pour nous. Quand nous parlions de révolution, nous voulions une révolution dans notre culture musicale. Nous voulions créer une culture à Toronto où la musique serait dans la rue, où elle accueillerait les gens de tous les âges et de toutes générations dans les clubs; que les différentes identités culturelles puissent célébrer ensemble. […] La diversité qu’il y a à Toronto s’est fait plus visible, mais [cet engagement politique] a évolué dans ma propre expérience personnelle, liée à comment j’ai rencontré ma femme, parce qu’on s’est rencontré dans cette manifestation à Kiev, en 2014. Soudainement, appeler ce changement culturel qui nous préoccupait, dans le groupe, une « révolution » ne semblait plus approprié parce que nous étions dans une véritable révolution où les gens se battaient littéralement pour leurs droits humains. Ce n’était plus d’avoir suffisamment de place pour accueillir toutes sortes de monde dans un bar, c’était « il y a tellement de corruption que nous ne pouvons plus vivre normalement dans notre propre pays et c’est venu au point où l’on se rassemble et l’on réclame la démission du président. On va rester à -20 degrés Celsius au centre-ville, mettre sur pied une barricade et nous ne quitterons pas tant que le président n’aurait pas quitté ses fonctions. » La police anti-émeute est venue, a tenté de nous faire quitter, mais nous nous sommes battus et nous sommes restés là. Et ceci a duré des mois. Ç’a été une expérience profondément enrichissante. […] Évidemment ceci a fini par mener à une violente attaque et ultimement des manifestants se sont fait tirer par des tireurs d’élite, le président a quitté le pays, puis l’oligarque en charge de la fédération russe est venu annexer le pays, en envoyant des tanks et des troupes dans l’Ukraine de l’Est. […] Soudainement, avec cette expérience, la politique est venue jouer un rôle prédominant et c’est devenu super important pour nous de prendre part dans la culture contemporaine.
N.H. : Vous avez lancé avec votre femme un projet parallèle, Balaklava Blues. C’est une aventure ponctuelle ou vous comptez l’exploiter à long terme?
M.M. : Quand nous sommes revenus de la manifestation, nous avons décidé de faire un projet ensemble avec le Lemon Bucket, où nous partagerions notre expérience de la révolution et ce spectacle a été nommé Counting Sheep. C’est un théâtre immersif, qui apporte le public dans la réalité d’une manifestation. Ce n’est pas un concert typique, c’est une expérience théâtrale où les gens viennent, s’installent à une table pour souper. On joue de la musique, on montre des vidéos et soudainement la nourriture est retirée, les tables sont transformées en barricades, des policiers anti-émeutes font leur apparition et les gens sont en quelque sorte forcés de prendre des décisions, à savoir s’ils participent ou non à ce qui devient une manifestation et une révolution dans l’espace théâtral. Nous avons présenté ceci un peu partout autour du monde et ma femme et moi avons réalisé que ce n’était pas suffisant pour nous de partager uniquement l’expérience de cette manifestation étant donné que nous avions vécu tellement de choses lorsque nous étions sur la ligne de front, en Ukraine de l’Est. […] Alors on a pris ces pièces traditionnelles provenant de la région de l’Est de l’Ukraine et nous les avons ré-imaginées de cette façon contemporaine qui donne une voix à ce qui arrive en Ukraine de l’Est présentement. (…) Mais bien sûr, parallèlement à ça, le Lemon Bucket Orkestra va toujours de l’avant et met son attention sur un point de vue plus large pour célébrer la culture de l’Europe de l’Est.
En spectacle au Palais Montcalm – Maison de la musique le 1er février 2019.