17 juillet 2019
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Le Journal de Nicolas Houle
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Portrait
Écrit par : Nicolas Houle
C’est le cœur gros qu’on a appris le décès de Johnny Clegg. Le Zoulou blanc s’est éteint alors qu’il n’avait que 66 ans. Maigre consolation : plusieurs de ses fans ont eu la chance de lui faire leurs adieux et de lui témoigner leur admiration lors de son dernier tour de piste. À Québec, ça s’était passé le 17 octobre 2017, au Palais Montcalm (photos / vidéo).
Un artiste qui s’est élevé autant contre l’apartheid, qui sévissait dans l’Afrique du Sud où il a grandi, que contre la situation des enfants-soldats n’allait certainement pas baisser les bras devant la maladie. C’est ainsi qu’il y a deux ans, profitant d’une rémission de son cancer du pancréas, Clegg entamait une tournée mondiale.
« Je vis tout ça davantage avec un sentiment d’urgence, car je ne sais pas comment tout ça va se terminer pour moi. C’est comme une pression silencieuse », me confiait-il en 2017, alors que j’étais au Soleil.
Cette aventure était évidemment aigre-douce puisque, tout en renouant avec ses fans, Clegg était conscient qu’il s’agissait de sa dernière tournée. Il avait pris le temps de choisir de petites sections de son public international, mettant l’accent sur les parties du monde qui avaient été importantes dans sa carrière. Les villes de Québec et de Montréal, qui lui ont toujours été fidèles, dès la fin des années 1980, étaient du lot.
Celui qui aimait se définir à la fois comme danseur, anthropologue, chanteur et musicien avait donné un concert mémorable. On avait eu droit à ses succès incontournables datant de ses débuts, de ses groupes Juluka, Savuka ou de sa carrière solo, parmi lesquels Scatterlings of Africa, I Call Your Name et Cruel Crazy Beautiful World. Notre homme était par ailleurs resté ancré dans le présent, proposant des pièces récentes, dont une avec son fiston Jesse.
Clegg, qui a toujours été réservé au plan personnel, préférant mettre de l’avant les causes politiques et sociales qu’il défendait, avait fermé les livres de manière exemplaire avec ce spectacle émouvant, qui résumait adroitement sa trajectoire exceptionnelle, sans ne jamais sombrer dans le mélodramatique.
Petit retour dans le temps. Du haut de ses 15 ans, le jeune Clegg est d’abord intrigué par la guitare zouloue et ses sonorités. Cette curiosité se transforme en une fascination pour la culture toute entière : il intègre, au fil des ans, les rythmes, la langue et la danse zouloues à ses propres compositions.
À une époque où l’apartheid a cours en Afrique du Sud, ceci ne se fait pas sans accroc. Clegg connaît son lot d’ennuis, mais sa musique est appelée à devenir la trame sonore de la lutte contre la ségrégation raciale. Il faut dire que Clegg opère un habile métissage entre tradition africaine et musique occidentale. Ceci lui vaut des succès très tôt en carrière (Woza Friday, en 1976) qui lui ouvrent peu à peu les frontières, voire lui permettent de conquérir la planète. Chemin faisant, il côtoie entre autres Mandela, pour lequel il chante, se lie d’amitié avec Renaud, qui lui écrit Jonathan et réalise un de ses albums, et séduit un vaste public.
Comme les concerts secoués par la pluie et les orages au Festival d’été de Québec ne datent pas d’hier, Clegg avait vu sa toute première visite en ville, en 1988, annulée par des pluies diluviennes. Il avait promis de revenir, ce qu’il a fait le mois suivant, à l’Agora du Vieux-Port. Mais quand je lui demandais de fouiller dans ses souvenirs, en 2017, ce qui l’avait marqué davantage, c’était ce concert de 1990 à la salle Albert-Rousseau, où la neige sévissait :
« Je suis Africain, alors je n’avais jamais vu de grosses tempêtes de neige. On arrive à la salle et la neige nous monte jusqu’à la poitrine! On était tous sous le choc. On s’est dit que le spectacle serait annulé, que les gens ne pouvaient pas venir avec pareille température, c’était complètement fou! Mais on a vu qu’il y avait une espèce de long tunnel qui menait jusqu’à la salle; les gens arrivaient très bien habillés pour affronter le froid et la salle était pleine! J’ai alors pensé « les Québécois sont vraiment des durs, comme les Zoulous! S’ils aiment quelque chose, ils le supportent. » J’ai été très touché, tout comme mon groupe. C’était hallucinant! »
Au fil du temps, Clegg s’est produit avec différentes formations et a vu ses combats porter fruit. Si la fin de l’apartheid s’est accompagnée de changements forcément positifs aux plans politique et social, ce qui avait de quoi combler l’activiste en lui, Clegg s’avouait déçu de voir des contrecoups insoupçonnés au plan artistique. Lors d’une autre entrevue en 2011, également pour Le Soleil, il me révélait ne pas avoir suspecté comment les jeunes générations avaient préféré prendre leur distance de leurs propres traditions.
« Pour moi, c’est une étrange transaction que nous avons faite en négociant pour la liberté, car curieusement, l’apartheid gardait les traditions bien vivantes. Or, quand on s’est plongé dans la nouvelle Afrique du Sud, les jeunes Noirs urbains ont voulu faire partie du monde et ne plus être victimes du boycottage. Ils se plongent dans le hip hop, dans la house et créent un nouveau type de musique dansante qui ignore entièrement les racines africaines. […] C’est un choc pour des gens comme moi et des musiciens plus âgés qui ont vu l’impact de la musique traditionnelle africaine sur la vie sociale. »
Malgré ce souci, Johnny Clegg est toujours demeuré actif. Et bien qu’en fin de parcours, il évoquait forcément le passé, allant jusqu’à signer ses mémoires, il était tout autant au courant du présent. Il avait entre autres conscience de l’impact que pouvaient avoir les algorithmes des plateformes d’écoute en ligne et se souciait de la « découvrabilité » à l’ère du numérique, un sujet toujours d’actualité :
« C’est un immense défi pour la tradition zoulou et pour différentes traditions musicales. Elles sont marginalisées et elles meurent. On contemple un avenir très sombre quand ces musiques deviennent un sujet d’ethnomusicologie plutôt qu’être simplement appréciées par le public, parce que les algorithmes dans les machines vous apportent ce qui est le plus profitable au plan commercial et marginalisent le reste. Le monde n’est plus entre les mains des artistes, mais entre celles de ceux qui contrôlent les plateformes digitales et les plateformes d’information et de communication. On doit se reposer sur la curiosité et la soif du public d’en apprendre davantage sur les autres cultures, les danses, les styles de cuisine, tout ce qui rend une culture riche, fantastique et profonde. »
Nul doute que c’est un grand que l’on pleure aujourd’hui. Reposez en paix M. Clegg. Ou plutôt, où que vous soyez, poursuivez, si vous le voulez bien, ces danses zouloues qui dessinaient des sourires et ces chants qui faisaient réfléchir.