5 janvier 2019
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Le Journal de Nicolas Houle
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Entrevue
Écrit par : Nicolas Houle
Il y a un peu plus de trois ans, une idée audacieuse germait dans la tête de Frank Vaganée, le directeur artistique du Brussels Jazz Orchestra (BJO) : faire swinguer le répertoire de Jacques Brel. Ses comparses ont mis l’épaule à la roue et, avec la complicité du chanteur David Linx, le répertoire du Grand Jacques a pris un envol aussi insoupçonné que convaincant en territoire jazz. Un envol international, faut-il préciser, qui mènera Linx et le BJO au Palais Montcalm, le 7 février 2019.
À 53 ans, le chanteur David Linx peut se targuer d’avoir une carrière bien remplie. Ce Belge qui a poussé en partie aux États-Unis et qui est désormais établi en France a joué auprès des Diederik Wissels, Paolo Fresu et autres Toots Thielemans. Le BJO a pour sa part une fiche de route tout aussi brillante : le grand ensemble figure parmi les plus respectés du genre, s’étant attaqué au répertoire de Gil Evans ou de Thelonious Monk, en plus de collaborer avec des artistes comme Joe Lovano, Maria Schneider ou Dave Douglas.
Malgré leurs c.v. enviables, Linx et les 16 musiciens du BJO en seront à leur toute première visite à Québec. Cette plongée rafraîchissante dans le répertoire de Jacques Brel sera donc non seulement l’occasion de redécouvrir les pièces du père de Ne me quitte pas, mais de découvrir, tout court, de talentueux artistes européens qui se font trop rares chez nous. David Linx a répondu à nos questions.
Nicolas Houle : Vous préférez parler d’une célébration de Jacques Brel, plutôt que d’un hommage. Quelle est la nuance pour vous?
David Linx : Une célébration, ce n’est pas trop nostalgique. Ça tend vers le présent et le futur. Une célébration, c’est montrer à quel point l’œuvre est universelle et toujours d’actualité aujourd’hui. On prend une chanson de Brel, que ce soit engagé au point de vue de l’amour, que ce soit politiquement engagé ou que ça parle de la société, c’est toujours de mise aujourd’hui, tandis qu’une nostalgie c’est quelque chose de très lourd, je trouve. […] Je préfère une célébration parce que ça nous permet de montrer tout ce qu’on peut faire de différent avec une même œuvre et ça célèbre le talent et le génie de l’artiste même. Dans ce répertoire-ci, on a pris la base de Brel pour célébrer toute la possibilité de ce qu’on peut en faire. L’univers harmonique de Brel n’est pas énormément construit, donc tous les arrangeurs ont dû harmoniser ou ré-harmoniser, voire réorchestrer, les morceaux pour que ce soit intéressant, pour le rendre interactif au point de vue du jazz.
N.H. : Le répertoire de Brel peut être intimidant pour un chanteur. Avez-vous hésité lorsqu’on vous a approché avec cette idée?
D.L. : Non. Ça fait depuis l’âge de huit ans que je suis sur scène. Je n’ai pas peur de chanter le morceau de quelqu’un d’autre. La question est plus « est-ce que je veux faire ça ou est-ce que je ne le veux pas? » Chanter une chanson à soi-même ou à quelqu’un d’autre, on s’en fout, elle doit être superbe, d’abord, et puis on doit avoir envie de le faire. Moi, mon envie est venue du fait qu’il s’agit d’un des meilleurs big bands au monde, au sein duquel il y a les meilleurs arrangeurs. J’ai pris ça comme un challenge. […] Mais j’ai réfléchi pendant 5 minutes, parce que personnellement, je n’aurais pas fait un projet de Brel complet. Je ne fais pas ce métier pour faire des célébrations, je fais ce métier pour faire ma musique et, de temps en temps, j’adore être un interprète. Et naturellement, une fois que j’ai décidé, j’ai mis tout dedans, parce qu’il s’agit d’un grand monsieur, il s’agit de grandes chansons. J’ai eu un parcours parallèle, j’ai habité à Bruxelles, j’ai passé du temps à New York, j’ai habité à Paris, ce qui m’a permis d’avoir une carrière, parce que la Belgique est beaucoup trop petite pour avoir une carrière…
N.H. : Avez-vous eu une crainte de trop vous éloigner des versions originales?
D.L. : En tant que chanteur de jazz européen, j’ai dû m’inventer. Je n’avais pas d’exemple, les exemples étaient américains. Et c’est clair qu’une partie de mon éducation est américaine, mais ça m’a montré aussi à quel point j’étais européen. Depuis que j’ai mis les pieds dehors, j’ai eu de l’adversité, parce que j’ai toujours proposé quelque chose de différent, donc la crainte, ça dépend par rapport à quoi vous définissez le mot « crainte ». Par rapport aux réactions des gens?
N.H. : Oui…
D.L. : Non. D’abord, je dois aimer ce que je fais. Si moi j’aime, alors il y a une possibilité que quelqu’un d’autre puisse aimer aussi. Vous comprenez? Si on laisse la porte ouverte aux opinions des gens, ils vont toujours dire quelque chose : « ah, je trouve que tu ne t’es pas assez éloigné, te connaissant »; l’autre va dire « je trouve que tu t’es trop éloigné », parce qu’il n’écoute pas de jazz, il écoute de la variété. Je n’ai pas beaucoup de temps pour ça. J’ai un noyau de gens, qui ne sont pas nécessairement musiciens, à qui je fais écouter des trucs, mais en finalité, ce sera toujours moi qui vais décider de ce que j’ai envie de faire. La crainte de m’éloigner, c’est par rapport à ce qu’on a l’habitude d’écouter. Mais moi je n’allais pas reproduire Jacques Brel, il n’y a aucun besoin de reproduire Jacques Brel. Moi je voulais montrer tout ce que je peux être avec l’œuvre de Jacques Brel. Donc je ne suis pas différent lorsque je chante Jacques Brel de ce que je suis lorsque je chante mes propres morceaux.
N.H. : Quand on pense à Brel, on pense en premier lieu à ses textes ou à ses interprétations, qui ont une dimension théâtrale. Ce projet vient mettre en lumière la dimension musicale et visiblement elle est riche pour continuer de vivre dans cet univers jazz. C’est un aspect que vous avez découvert ou redécouvert?
D.L. : Non, parce que quand une chanson est bien écrite, j’entends tout ce qu’on peut faire avec. Je ne sais pas ce que l’arrangeur va faire avec, mais je peux imaginer ce qu’il va faire avec. On a choisi avec soin chaque arrangeur pour chaque deux morceaux. Je ne veux pas dire que je savais ce que j’allais faire, mais sur un disque que j’ai fait en 1995, j’avais déjà repris une chanson de Brel, La Chanson des vieux amants, et je l’avais faite complètement différemment. Quand on prend le Ne me quitte pas, de Nina Simone, c’est complètement différent. Ce qui est très difficile, c’est qu’avec quelqu’un comme Brel, qui est très à l’aise sur scène, on voit presque un personnage de théâtre. L’univers harmonique derrière est le même, mais il n’est pas très développé, donc il n’a pas beaucoup de distraction, tandis que moi, j’ai les paroles, je suis devant et en même temps j’ai toute l’interaction avec l’orchestre qui, normalement, dans la chanson, est beaucoup moins présent. Donc ça oui, ça fait trois ans qu’on tourne avec ce projet et c’est le projet pour lequel j’ai le plus le trac avant de monter sur scène, dans le sens qu’il faut que je rassemble toute l’énergie nécessaire pour que ma concentration soit à 150%. Et en plus, on est souvent dans des salles où tous les gens connaissent les paroles, alors on a intérêt à ne pas se tromper non plus!
N.H. : Vous avez opté pour la version anglophone de la pièce Amsterdam. Pourquoi?
D.L. : Parce que je suis complètement bilingue –et même trilingue, je parle aussi flamand- mais j’ai grandi en anglais et en français, un peu comme certains Canadiens. Je trouve que les morceaux de Brel sont tellement universels… Bowie a chanté Amsterdam, ça montre aussi comment le matériel de base est tellement fort. Amsterdam ou Isabelle en anglais, c’est au moins aussi bien que la version française. Ça montre aussi à quel point ces morceaux sonnent bien dans n’importe quelle langue et ça permet de montrer mon côté anglophone dans lequel je fonctionne au moins à 50-60%.
N.H. : Il y a une chanson qui est un défi plus qu’une autre sur ce projet?
D.L. : C’est Ces gens-là. Il y a un peu un jeu de théâtre, qui n’est pas vraiment un problème –j’ai fait du théâtre, mais il ne faut même pas avoir fait de théâtre- mais c’est un long texte et on ne peut pas perdre le débit. Si on perd le débit, on est fini! Et je ne suis pas quelqu’un qui lit des textes sur scène ou pour des projets spéciaux. Mais c’est un moment de haute concentration. Une chanson pour moi, c’est texte et musique et il faut être à la hauteur des deux.
N.H. : Et il y a une des chansons de Brel qui vous touche plus que les autres?
D.L. : Le Plat pays. Mon père vient de Harelbeke, qui est dans le plat pays, dans la Flandre, c’est tout près de Courtrai, et pour moi, c’est très important parce que ça montre un peu le trajet que j’ai fait. Je suis quelqu’un qui chante et qui tourne dans le monde entier, qui a un public un peu partout, même si ce n’est pas un grand public comme certains artistes, mais mon père venait de ce petit patelin du plat pays et tout ce qui se dit là-dedans reflète exactement ce qu’on retrouve dans ce village-là : la crainte de Dieu, l’obscurité en hiver, les fils qu’on envoie dans la mer pendant des mois. J’ai voulu que l’arrangeur fasse ça dans une mesure impaire. Il y a même dans l’arrangement presque un petit clin d’œil à l’univers de Piazzolla. Je trouve que l’arrangement est très réussi et le morceau est majestueux, alors qu’à la base, on ne peut pas dire que c’est un morceau très majestueux. Mais pour moi, il fallait qu’il soit majestueux, en plus de toutes les autres qualités que le morceau avait déjà.
N.H. : Vous êtes aussi musicien. Vous vous êtes notamment imposé comme batteur, est-ce que ceci transparaît d’une manière ou d’une autre dans votre travail de chanteur?
D.L. : On me dit toujours « on entend rythmiquement que tu as joué de la batterie », mais je dis « non, je ne crois pas que le lien entre la batterie et le chant est direct ». Mais ça m’a renforcé, oui, au point de vue du timing. Du point de vue du rythme, ça m’a renforcé dans le phrasé. J’ai aussi fait du piano pendant 7-8 ans –j’en joue encore. J’ai aussi fait de la flûte, mais en tant que batteur, j’ai enregistré avec Toots Thielmans, avec Mark Murphy, Steve Coleman, avec plein de gens. J’ai voulu chanter depuis que j’ai 4 ou 5 ans et j’ai l’impression que tous les instruments que j’ai joués ont renforcé mon rapport avec le chant, parce que j’ai toujours voulu être chanteur. On se rend compte qu’il y a plein de chanteurs comme Mel Tormé, Sammy Davis Jr., Karen Carpenter, qui sont tous des batteurs à la base et j’ai l’impression que oui, ça donne une précision, mais que l’influence n’est pas aussi directe qu’on essaie de me le faire dire, non.
N.H. : Vous avez aussi fait le projet À nous Garo. En quoi cette célébration de l’œuvre de Claude Nougaro était différente de celle de Brel?
D.L. : D’abord, Nougaro, c’était un de mes meilleurs amis. C’était lui qui était venu vers moi, en fait, en 1987-1988. Le rapport était très intéressant, car c’était lui qui était venu vers moi et moi j’étais plutôt Belge et à moitié aux États-Unis; je connaissais naturellement Nougaro, mais pas comme vous ou les Français. Donc la relation était très saine. Ce n’était pas un fan qui venait voir son idole. Mais naturellement, je le respectais énormément, mais il n’était pas une influence vocale – Brel non plus- c’étaient des influences dans les meilleurs des cas, de grosses influences artistiques dans l’écriture, dans la façon de rédiger un sujet par rapport à la société et de le rendre poétique. Nougaro n’était pas un chanteur de jazz, mais il utilisait la couleur jazz et juste utiliser la couleur jazz fait que c’est plus facile d’apporter ce répertoire vers le jazz, tandis que Brel, c’est vraiment de la chanson.
https://www.youtube.com/watch?v=3PVFHMXHt68
N.H. : Pour vous qui avez vécu aux États-Unis, comment décririez-vous la réalité d’un jazzman européen?
D.L. : Je n’avais pas de chanteur européen comme exemple qui pouvait être bien habillé, monter sur scène et chanter une mélodie. Quand on était Européen, il fallait qu’on joue dans une cave, qu’on fasse du free jazz et qu’on ne se lave pas pendant une semaine ou quelque chose du genre! En plus, j’ai grandi aux États-Unis, j’ai vécu chez James Baldwin, l’écrivain afro-américain, qui est comme mon père adoptif; j’ai habité chez Kenny Clarke. Ce rêve américain, ça va, je l’ai côtoyé depuis que je suis petit, ce n’est pas un truc qui m’impressionne. Mais il y a un autre truc qui est peut-être plus révélateur, c’est que le jazz est une des seules disciplines artistiques où l’on veut encore vous dire que l’Amérique, c’est ce qu’il y a de mieux et le reste du monde, c’est moins bien. On n’a pas ça dans le classique, ni dans la danse contemporaine, ni dans la littérature, ni dans l’art contemporain, ni dans la peinture, même pas dans le hip hop et les comédies musicales. Mais une grosse partie des médias jazz et du business jazz sont basés sur la nostalgique. Et sans la nostalgie, ça ne se vendrait plus du tout. Donc on veut garder la nostalgie en vie pour pouvoir être encore un peu commercial. Du coup, en tant qu’Européen, j’ai l’impression que l’on doit être dix fois plus inventif pour obtenir le crédit et l’exotisme de quelqu’un d’Américain qui est au même niveau. […] Je pense que le jazz est rapidement devenu une musique de territoire mondial. On a eu Reinhardt, Grappelli ou Thielemans dans les années 30, 40, 50. Je crois que l’expression est mondiale et je pense que le jazz est la vraie belle confrontation entre Noirs et Blancs. Sans aucune des deux civilisations, ça ne se serait pas fait. C’est une belle synthèse, avec un passé sûrement très sanglant, de tout ce qui s’est passé dans le monde, mais c’est la vraie symbiose de la culture blanche et de la culture noire, évidemment dans des degrés d’expressions différents.
En spectacle au Palais Montcalm – Maison de la musique le 7 février 2019.